125 Ans pour les Eleveurs

Je ne possède pas le fichier national des registres de commerce des restaurants, mais, vu comme ça, doigt mouillé tendu dans la brise bientôt printanière, je n’ai pas connaissance d’un tas d’établissements qui célèbrent leurs 125 ans en ce moment en appartenant toujours à la famille des fondateurs. D’autant plus à ce niveau de gastronomie.

Même si les guides gastronomiques ne se pressent pas pour béatifier comme ils le devraient l’endroit, l’erreur est humaine n’est-ce pas, les salles sont pleines, ce qui est le meilleur guide de tous.

Andy Debrouwer est un bon copain, mais, je suis allé un jour où il était absent. Il n’en savait rien et ne l’a appris que quelques jours plus tard. Ceci afin de dissiper les malentendus éventuels dans vos esprits fatigués qui verraient le mal du copinage partout. Quand je n’aime pas, qu’il s’agisse d’une connaissance ou pas, je n’écris pas. Pas de temps à perdre à déblatérer, à m’étendre sur mes crispations ; il y a bien trop de tables qui valent que l’on en fasse l’écho qu’il ne sert à rien d’écrire en mal. Qui plus est, cela donne envie aux lecteurs de vérifier par eux-mêmes, c’est donc une incitation, alors que le silence est bien plus conforme à la vérité…

Nous voici donc, car nous étions deux (je déteste manger seul, c’est gâcher son temps et cela diminue mon plaisir éventuel. Partager c’est toujours bien mieux).

L’élégance de la cuisine classique

A un jet de boggie de la gare, le bâtiment en brique, année soixante, orné de drapeaux à l’effigie des 125 ans claquant au vent de la tempête, luit comme un phare dans la nuit de février face au canal Charleroi/Bruxelles. Le hall d’entrée est aussi la réception de l’hôtel géré par la sœur d’Andy. Une véritable histoire de famille.

A l’occasion de cette célébration particulière, la déco a été légèrement revue. La double porte d’entrée en verre est désormais un travail d’artiste qui mérite que l’on s’y attarde. Vous trouverez aussi deux panneaux de la même essence au plafond de la salle de restaurant.

L’accueil est à l’image du boss, il y a un côté élégant, dandy presque, mixé avec une proximité souriante, sans chichis. C’est du vrai et cela se sent immédiatement. Les sourires, l’efficience, le côté pro et rassurant.

Notre choix se fixe sur le menu exceptionnel concocté pour les 125 ans. De l’ultra classique à peine retravaillé. C’est un peu comme pour la musique: écouter la Pastorale dirigée par Karajan c’est toujours un moment de bonheur. La cuisine dite « classique », mérite de retrouver la lumière du jour à l’heure où le manque d’inspiration fait se ressembler toutes les cartes des restaurants à la mode. Oser des classiques c’est devenir original. Tout en faisant montre de sa maestria. Il y a quelques établissements où il fait très bon s’installer en ce moment et où l’on trouve des pépites qui deviennent des modes chez les suiveurs. Le pâté en croûte et le Pithiviers de Karen Torossian ou la mousse de jambon de jambon et la sole au riesling de Lionel Rigolet en sont d’autres preuves bien vivantes. Quand c’est parfaitement exécuté, le classique emporte les papilles et les neurones.

Un menu comme une symphonie

Pour démarrer, un œuf à la russe avec un mi-cuit d’omble chevalier proposé pour un maki, sauce Vincent. Et bam, c’est parti. Les légumes sont taillés au millimètre, cuit à la perfection, fondant sans être en purée. La sauce Vincent explose sur la langue, les herbes fraîches sont bien présentes.

Pour suivre une pomme de terre moscovite et caviar Iranien, crème fraiche à la ciboulette. Oui, je sais, il existe un mot plus chic pour ciboulette, mais je l’ai oublié parce qu’il m’emmerde. En accompagnement la vodka de patates de Manu De Corte, un des rois de la distillation du pays. Là, on est dans le classique total et Dieu que c’est bon. Tout se fait écho, l’assaisonnement sous-tend parfaitement à la fois le côté salin et gras de la préparation.

On enchaine avec un ris de veau de cœur demi-deuil. En résumé il pleut des truffes sur un morceau de ris de veau parfaitement poêlé, croquant, craquant à souhait. Certes, ce n’est pas tout à fait classique comme préparation, mais mordel de Berthe, qu’est-ce que c’est bon. Comme accompagnement, une déclinaison autour du panais sous différentes formes. Je suis assez dingue de ris de veau, et il faut reconnaître qu’à préparer chez soi c’est assez pénible. Il faut les peler, les blanchir, les travailler ; ça prend des plombes et à manger seul c’est un peu énorme. J’étais en joie. Les truffes d’hiver cette année sont vraiment parfumées et comme nous sommes au meilleur moment de la saison c’était magnifique.

On poursuit avec un tournedos Rossini. Un de mes plats préférés. Quelques libertés d’interprétation avec la recette d’Escoffier lui confèrent ici une légèreté de bon aloi. La viande fondante est ouverte en portefeuille, une tranche de foie-gras glissée dedans à l’envoi. En plus de celle qui trône au sommet. La sauce aux truffes est parfaite, d’une consistance qui donne envie de la terminer avec le doigt. Mais c’est mal, je me suis abstenu. J’ai mes limites et sans mon masque je risquais d’être remarqué. Je ne suis pas prêt à assumer.

Le plateau de fromage arrive, de la taille d’un wakeboard de débutant, la place est faite belle aux locaux, mais je fus raisonnable parce que bon, même si les portions étaient vraiment raisonnables et équilibrées, il me fallait garder une place pour le dessert.

La noblesse du travail en salle pour sublimer le dessert

Parce qu’en dessert on fonce vers un essentiel : le travail en salle. A mes yeux, il est grand temps que les patrons de restaurants rendent un peu de dignité aux pros du service. Non, être en salle ne se résume pas à porter des assiettes en débitant un texte à la manière de Valérie Pécresse. Il y a bien plus que cela à voir, à connaître et à réaliser. Quand une équipe est souriante, qu’elle fait un peu le show, c’est toute la clientèle qui en profite. Et à terme le patron. Parce que personne ne va au restaurant pour manger. On s’y rend pour un moment hors du temps, en langue d’aujourd’hui on parle d’expérience. Allons donc vivre une expérience alors. Faut-il que le lieu soit bruyant, resserré, avec du personnel de salle renfrogné, certes joliment tatoué et looké pour que cela soit bien ? Ou, un endroit où l’on va se poser comme on se rend au spectacle, où l’on a envie de se lever et d’applaudir quand arrive la fin ? J’avoue que j’aime les deux, mais pas de la même manière et que le second me laisse plus de traces que le premier.

Arrive donc le moment de la crêpe Suzette. C’est marrant de s’extasier sur un truc qui il y a une vingtaine d’années était encore courant dans les bonnes brasseries, un genre de minimum vital. Alors que l’on produit depuis des desserts à l’assiette plus ébouriffants les uns que les autres, des combinaisons où la planète entière se pose comme dans une finale du meilleur pâtissier, on s’extasie, des gens se lèvent pour filmer le flambage de quatre crêpes. Serions-nous en manque de spectacle, de performances, de gestes ? Poser la question c’est y répondre. Alors quand elle est parfaitement réalisée, cela pose des gestes précis comme dans un épisode d’Urgence, sans le dialogue parce qu’en salle tout se fait sans stress visible, on avance à petits pas rapides et serrés comme le disait mon prof de salle. Rien ne doit se remarquer, mais on doit laisser une trace dans la tête des clients.

C’est la salle qui donne l’envie de revenir, ne l’oublions jamais. Une cuisine exceptionnelle, de belles assiettes et un service sans âme font que tout paraît trop cher. Une cuisine moyenne et un service chaleureux, souriant, gentil, même maladroit parfois mais humain donnent toujours une deuxième chance au restaurant.

Une bête de scène de la pop-rock française disait à propos de ses prestations scéniques : Tu soignes l’entrée et la sortie, au milieu tu fais le job.

C’est un peu plus que cela ici, et la crêpe, succulente en plus, conclut la soirée en laissant des étoiles dans mes yeux d’enfant.

Les Eleveurs. Suikerkaai 1/A, 1500 Halle. Tél: 02/361 13 40

https://www.les-eleveurs.be/fr/

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