Plaidoyers pour le goût.

Ce soir, comme souvent, je suis au restaurant. Ce soir, comme un peu moins souvent mais quand même, je suis dans un restaurant “à la mode” et très bien réputé tant dans les guides que sur les réseaux sociaux. Ce soir, comme rarement, je suis entouré par un aréopage de jeunes humains.

Ce soir j’ai lu la carte, enfin le menu, long comme un jour sans pain et sans aucune possibilité de choix. J’ai commencé à bouillir. Ce menu me propose de manger ce que l’on mange dans le monde entier. Avec quand même deux variantes locales : de l’agneau du pays en plat et un chariot de fromages. Pourquoi? Comment est-il impossible à ces cuisiniers qui se disent artistes d’être au moins des artisans corrects et créateurs ? La grande cuisine à cela de commun avec les fasts foods d’être complètement globalisée. Certes il existe des foyers de résistance, des points d’achoppement, mais ils sont l’exception qui confirme la généralité Quand un danois sert du poireaux carbonisé au chalumeau avec des pousses de sapin c’est tellement bouleversant, et ça l’est, que le monde entier tombe à genoux devant cette originalité. Le problème étant dés lors que la tribu gastronomique mondiale va s’engouffrer dans le même courant jusqu’à épuisement du stock. Créer, un bien grand mot, en cuisine c’est d’abord avoir acquis une culture et être capable de la Restituer en l’impactant de ses connaissances de passage. Le Goût est une culture, s’il n’est absolument pas genré il est localisé. Dans le temps et géographiquement. Nous l’apprenons dés notre plus tendre enfance, il nous transforme et nous aide à être, à devenir aussi. Le goût fait partie du bonheur. Pauvre monde qui, aujourd’hui, a besoin d’uniformiser ses actes et sa pensée pour survivre aux ukases des pervers qui nous gouvernent.

Ce soir comme souvent, je regarde cette agitation et j’ai envie de hurler. Le serveur débite son discours automatique sans y mettre autre chose de personnel qu’un pâle sourire même pas sincère, tel le servant d’une messe qui le dépasse largement. Les plats sont inutilement compliqués et nécessitent un mode d’emploi pour être appréciés “comme il le faut”

Le serveur qui pose un pain au levain comme s’il s’agissait des tables de la loi et qui passe cinq minutes à nous expliquer les combinaisons possibles parce que rien la dedans ne peut être instinctif ou naturel transforme ce qui aurait pu être un bon moment en pantalonnade. Qui plus est le plat, remarquable au demeurant, est conçu par un chef qui ne boit probablement pas de vin. C’est une explosion en bouche, avec une longueur épicée qui chauffe en profondeur. Et qui flingue définitivement le vin sans autre forme de procès.

N’étant pas sociologue, il m’est compliqué de poser une analyse autre que le bout de mon doigt humide dans le vent. J’ai, néanmoins, le sentiment très clair au bout de 40 ans de carrière dans ce monde, que la gastronomie était formatrice d’une époque et est devenue quelque chose à la recherche de son temps.

Les cuisiniers sont à la recherche de lignes directrices, de lignes de forces même. Des directions claires. Hors c’est le bordel partout. Les ruptures générationelles n’ont jamais été aussi brutales. C’est toujours le cas depuis que le monde est monde, mais cette fois, et c’est une première depuis un petit demi siècle, nous faisons face à des humains qui n’ont pas les codes pour comprendre ce qu’ils mangent. De moins en moins de gens cuisinent. Certes il reste des humains qui pratiquent et prennent plaisir à cuisiner. Mais sous des prétextes divers et toujours vaseux, de plus en plus de nos congénères considèrent que préparer un repas est une perte de temps. Le goût n’importe plus que dans certaines strates de la société. Ceci justifie en partie la crise agricole actuelle. La majorité d’entre nous se fout du goût des produits et préfère bouffer que manger. Perdre du temps à table pour parler, échanger, rencontrer, savourer, aimer, C’est tellement pathétique alors que le monde se déroule à toute vitesse sous nos yeux ébahis et captivés par nos écrans.

Ce soir je suis à table dans un « haut lieu » gastronomique où les serveurs se présentent par leurs prénoms, à l’americonne, que l’on oublie instantanément parce que le blabla qui suit n’est que du vent. Pour nous expliquer ce qu’ils font automatiquement à une huître. L’explication du chipotage prend plus de temps que la dégustation. Sachant que nos cerveaux ne sont capables que d’identifier cinq saveurs simultanément, ces recettes broleuses à trente deux ingrédients et préparations à l’état de traces ne servent que d’artefacts pour remplir la néant abyssal des intentions culinaires. Le plat suivant est régressif, important le sentiment régressif en cuisine aujourd’hui.

Le convive n’est plus la pour déguster les subtilités culinaires, il est la pour vivre une expérience. Ah, le mot est lâché : expérience. Et comme non seulement il ne comprends rien parce qu’il n’a plus les codes, mais qu’en plus il est juge impitoyable par l’entremise de son pouvoir sur les réseaux asociaux, il faut absolument l’ambiancer.

Le goût et la nourriture, qui sont des fondamentaux de la vie, sont devenus des éléments essentiels de la lutte des classes. Bien manger pour soi même est une action salvatrice à court, pour le plaisir, et à long terme pour notre santé et les finances publiques. Mais acheter des produits corrects, prendre le temps d’aller à l’essentiel et ne pas les chipoter dans une cuisine aux limites absconses, cela demande une culture, un élevage, du temps et de l’argent.

Nul ne pourra venir à bout de la crise agricole tant que le bon marché régira les achats alimentaires. Manger est une éducation au plaisir. Hors, s’il est bien une chose que les dirigeants du monde craignent c’est le plaisir. Parce qu’il est impossible à contrôler. C’est peut-être pour cela que les initiatives visant à inculquer des notions de goûts aux enfants dans les écoles, qui fleurissaient dans les années 90/2000 ont disparu corps et âmes. C’était pourtant une bonne manière de changer le monde: apprendre le plaisir aux enfants. Les réconcilier à l’essentiel. Cela aurait pu, peut-être, limiter l’expansion des néfastes food. Allez savoir, cela n’existera plus car il est trop tard. L’abus de normes alimentaires à destination principale de l’industrie agroalimentaire détruit petit à petit les produits « goûteux » donc les consommateurs les ignorent, les craignent et, en définitive, les évitent avant qu’ils ne disparaissent faute de marché.

Trop d’entre nous ont oublié que cuisiner c’est aimer. On ne cuisine bien que quand on aime. C’est comme le sexe. Ça peut être brutal, sale, subtil, drôle, violent, épicé, transgressif, tout ce que vous voulez, mais n’oubliez jamais que si vous n’aimez pas ça, vous vous embêterez.

Ne nous laissons pas noyer sur ce radeau de la méduse contemporain qu’est devenue la bien trop importante normalisation de la vie. Faisons la fête quand nous en avons envie et pas seulement le vendredi. Mangeons bon et simple, et pas de produits manufacturés. Savourons, prenons le temps. L’avenir des campagnes et de nos agriculteurs en dépend. N’oublions jamais qu’il n’y a pas de future sans agriculture. Lorsque nous mangerons tous la même chose, insipide, inodore, manufacturé, hygiéniquement parfait, sans possibilité de choix, parce que cela nous sera présenté comme la seule solution pour sauver la planète, nous serons à l’aube de n’être plus que des numéros. Parce que nous aurons oublié de penser… il sera trop tard

Eric Boschman

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